Plume d'argent
Dans la nuit froide, une sorcière s'apprête à fuir la menace de la Purification.
2100 mots
T.W: avortement, grossesse, mid-gore, sang, violence physique infligée à des femmes, misogynie, exécution (mentionnée)
Le froid et l’obscurité de l’hiver transperçaient les murs de la petite maison de bois. Ava resserra son châle autour de ses épaules. Elle n’avait pas allumé de feu et elle avait glissé son unique chandelle dans une lanterne sourde. Seul un maigre rai de lumière orange éclairait la petite pièce en terre battue. Faire profil bas. Voilà ce que voulait Ava. Sur la table, elle avait rassemblé ses quelques affaires. Des vêtements surtout. Et aussi ses herbes. Enfin, seulement les plus rares. Et quelques-unes qui pourraient être utiles pendant sa fuite.
Mais à quoi bon? Se faire arrêter avec un paquet rempli d’herbes et de fioles c’était gagner un aller simple pour le bûcher. Les Purificateurs n’auraient même pas besoin de l’interroger. L’exécution de la vieille Mag le matin même avait échaudé les esprits, propageant toujours plus de rumeurs au village. Elle hésita un moment et écarta finalement les herbes vers le bord de la table.
Soudain, on cogna à la porte. Son cœur manqua un battement mais elle parvint à réprimer un cri. Les Purificateurs? D’un geste, elle referma sa lanterne. On cogna de nouveau.
- Dame Ava ? demanda une petite voix mal assurée.
Elle étouffa un juron. Avec prudence, Ava se glissa vers la porte et colla son œil entre deux planches. Dehors, sous la faible lumière de la lune, elle ne distingua rien, à part deux silhouettes qu’elle ne tarda pas à reconnaître. C’étaient les deux gamines du village qu’elle avait croisé au marché le matin même. La plus grande l’avait abordée pour la supplier de s’occuper de sa cadette, une gosse maigre et timide, engrossée depuis la fête des Moissons. Bien qu’elle comptait être déjà partie d’ici là , Ava avait accepté et leur avait donné rendez-vous ce soir à minuit. Rares étaient les filles du village à qui elle avait dit non. Le bruit d’un refus aurait vite circulé et les Purificateurs tendaient plus que jamais l’oreille ces derniers jours. Visiblement, elle avait trop traîné.
Elle fit volte face et s’empressa de fourrer ses quelques affaires dans son sac, avisant de sortir sans bruit par la porte de derrière. Des bribes de conversation lui parvenaient de l’extérieur.
- Elle est partie? murmura une seconde voix, encore plus faible que la première.
- Elle a dû sortir, elle ne doit pas être bien loin…
Les coups reprirent sur la porte. Ava saisit sa lanterne, referma son sac et se dirigea d’un pas décidé vers l’arrière de la maison. Elle n’avait plus le temps pour ça, l’étau de la Purification se refermait sur elle. Il fallait décamper, et vite! Alors qu’elle commençait à se glisser maladroitement par une minuscule fenêtre, les coups sur la porte se firent de plus en plus frénétiques.
- On devrait partir… Arrête! supplia la cadette
- Non, elle a dit qu’elle serait là ! Elle a promis!
L’aînée força sur la porte en espérant voir quelque chose à l’intérieur lorsque le battant s’ouvrit d’un seul coup, la précipitant presque sur le sol.
- Entrez, vite! siffla Ava.
Elle les poussa dedans, referma la porte sèchement et sans leur laisser le temps de reprendre leur souffle, elle se retourna vers la cadette.
- Écoute moi bien Petite Soeur, dit-elle en lui saisissant fermement les épaules, je ne pourrai pas te protéger ici. Je vais t’aider mais dès que j’aurais terminé, il va falloir que tu sois capable de marcher et de filer d’ici. C’est compris?
Les épaules de Petite Soeur se crispèrent au creux des mains d’Ava. Des larmes perlèrent au coin de ses yeux.
- Si tu ne peux pas me promettre ça, alors je ne peux rien faire pour toi. Rien, insista Ava.
Elle secouait presque la jeune fille. Celle-ci laissa échapper un bref sanglot, renifla puis planta son regard dans celui d’Ava.
- Compris, souffla-t elle entre ses dents serrées
- C’est bien. Allez, assieds toi sur la paillasse, là . Grande Soeur, passe lui mon chandail sur les épaules. Je ne ferais pas de feu ce soir, il faut lui tenir chaud.
Grande Soeur obéit alors qu’Ava fouillait parmi les plantes et les outils étalés en désordre sur la table. Petite Soeur était encore plus amaigrie qu'Ava ne le pensait et de longs mois s'étaient écoulés depuis la Fête des Moissons. De trop longs mois. La tâche serait ardue.
- Les prêtres, ils nous disent qu’elle ira en Enfer pour ça. C’est vrai? osa soudain la Grande, tirant Ava de ses pensées.
- Si tu les croyais, est-ce que tu m’aurais demandé de l’aider ?
Grande Soeur se tût.
- Et de toute façon, enchaîna Ava, je pourrais pas lui faire plus de mal que ce qu’on a lui à déjà fait.
Elle jeta un dernier regard en direction du cabanon et se mit au travail, priant la nuit de lui laisser le temps de s'enfuir avant l’aube.
Quand Ava ressortit de la maison, les premières lueurs du matin commençaient à poindre, mais elles peinaient à effacer le long cauchemar de la nuit. Dans la semi-pénombre, les linges trempés de sang que portait Ava semblaient noirs dans ses mains. Elle avait laissé Petite Soeur étendue sur la paillasse, épuisée, presque vidée de son sang, mais vivante. Des heures durant, le corps maigre de Petite Soeur avait résisté à tous les assauts des potions abortives et des pressions qu'Ava avait exercées sur son abdomen. Après des heures d'acharnement sans résultat, Ava avait poussé un long soupir, et, à contrecoeur, avait ouvert la boîte dans laquelle elle gardait ses crochets de métal avant de se remettre au travail.
Maintenant, les yeux bouffis de fatigue, elle se dirigeait vers le cabanon au fond de l'enclos à chèvres. Avant d’entrer à l’intérieur, elle marqua l’arrêt. Une odeur écoeurante, qui rappelait à Ava un celle d'un poulailler crasseux sous un soleil de plomb, émanait du cabanon. Ava devinait une grande forme blanchâtre derrière les planches à demi pourries. Elle déglutit. Ses mains tremblaient. Elle avait beau avoir vécu cette situation des dizaines de fois, la peur que lui inspirait ce qui se trouvait dedans ne l'avait jamais quittée.
Soudain, au loin, un son de cloches lui fit lever la tête. Les cloches de la Grande Pureté. Les Purificateurs se mettaient en route. Les jambes d'Ava manquèrent de se dérober sous elle. Ses espoirs s'envolaient dans l'air froid de l'aube.
"Si je pars maintenant ..."
Mais le contact des linges humides entre ses doigts éclipsa ses pensées. Ava n'avait plus aucune chance de s'en sortir, Petite Soeur en avait encore une. Et cette chance se trouvait dans le cabanon. Elle prit une grande inspiration et entra.
L’ange était bel et bien à l'intérieur, comme d’habitude. Son immense silhouette blanchâtre occupait tout le fond du cabanon. Ava le suspectait d'être attiré par l'odeur du sang des mort-nés. La première fois qu’il était venu lui rendre visite, il était à peine plus grand qu’un mouton. A présent, il avait tellement grandi que ses immenses ailes manquaient de briser la maigre charpente au moindre mouvement. Comment faisait-il pour rentrer ici? Le Créateur seul le savait…
Péniblement, il se retourna pour faire face à Ava. Lorsqu’elle put apercevoir la limite de son visage, elle baissa soudainement les yeux et les riva sur un fétu de paille moisie. Surtout, ne pas regarder.
Les paupières solidement closes, elle tendit son paquet de linge devant elle. Elle sentit le souffle chaud de l'ange lorsqu'il le renifla avidement et lui arracha des mains. Puis le frottement de ses plumes contre son visage lorsqu’il lui tourna le dos et commença à manger goulûment les linges imprégnés de sang.
Des râles sourds de plaisir montaient de la gorge de l’ange. Ava ne l’avait jamais entendu prononcer quoique ce soit d’autre. L'affreuse odeur de volaille se mêla à celle du sang dans l'espace confiné du cabanon. S’appuyant contre le montant de la porte pour lutter contre la nausée qui commençait à lui serrer l’estomac, Ava attendit de longues minutes. Mais rien.
- J’ai pas toute la nuit, s'impatienta Ava.
Sans même arrêter de mastiquer, l’ange passa ses interminables doigts osseux dans ses ailes, en tira une longue plume argentée qu’il tendit dans la direction d’Ava. Elle l’attrapa à tâtons, en partie soulagée et s'apprêta à rebrousser chemin. Cependant, avant de sortir, elle marqua une pause.
- C’est la dernière tu sais. Ils vont venir m'arrêter...
L’ange ne cessa même pas de manger. Le bruit de sa mastication recouvrit le faible soupir d’Ava. A quoi bon? Il ne comprenait probablement rien à ce qu'elle disait, de toute façon. Continuerait-il de venir ici ou allait-il au moins se rendre compte de sa disparition? Est-ce qu'elle allait manquer à quelqu'un? Ava serra les dents et, comprenant que l’ange ne lui prêterait pas plus d’attention, elle retourna dans la maison en pressant la plume d’argent contre son cœur.
- Garde cette plume près de toi quoiqu’il arrive, Petite Soeur, expliqua Ava une fois rentrée. Tu vas continuer de saigner pendant plusieurs jours mais tant que tu garderas la plume avec toi, tu iras mieux. Ne t’en sépare surtout pas. Cache-la sous tes vêtements, ne la montre à personne et ne parle jamais de ce qui s’est passé cette nuit. Jamais, c'est compris?
- Oui dame Ava, répondit Petite Soeur d'une voix faible en nouant ses doigts fins sur la plume irisée.
- On voudrait vous remercier, dame Ava ajouta Grande Soeur.
- Pas la peine. Aide ta sœur à marcher et rentrez tout de suite au village avant que quelqu'un ne vous voie! Passez par le chemin du sous-bois, c'est plus long mais vous éviterez la route. Maintenant, filez!
Et d'un pas mal assuré, elles partirent en silence dans l’air froid de l'aube, laissant Ava seule dans l’obscurité de sa maison sans feu.
Le Grand Purificateur arriva peu de temps après le lever du jour, entouré d’une dizaine de Frères. Quelques rares flocons flottaient dans le vent. Ses articulations raidies le faisaient souffrir mais il mettait un point d’honneur à toujours chevaucher le dos parfaitement droit. Ses pieds heurtèrent le sol gelé lorsqu’il mit pied à terre devant la petite maison et il resserra son long manteau de laine blanche contre lui. Lorsqu’il entra, il plaqua son mouchoir contre son nez pour couvrir l’âcre odeur de cheveux brûlés qui régnait à l’intérieur. Il trouva Ava assise sur sa paillasse, immobile, le crâne rasé. Elle posa le rasoir rouillé qu’elle avait à la main à côté d’elle et n’opposa aucune résistance quand deux robustes Frères la saisirent aux bras.
- Une chevelure dont on m’avait dit qu’elle faisait ta fierté, Ava la Ronce. Quel dommage, glissa le Purificateur.
- Je ne voulais pas vous laisser le plaisir de le faire, siffla Ava.
Le Purificateur haussa les épaules. Il tira une étoffe pourpre de sous ses robes et la déplia sur l’unique tabouret de la pièce.
- Tu Nous épargnes le temps d'une tonsure, c'est bien aimable. Sans surprise, visiblement, je t’annonce qu’au nom de l’Eglise de la Grande Pureté, Nous t’arrêtons pour tes crimes de sorcellerie et d’avortement.
Ava laissa s’échapper un ricanement étouffé. “Crimes”...
- Cependant, continua le Purificateur en s’asseyant précautionneusement sur le tabouret, le Grand Esprit sait faire preuve de miséricorde. Donne-Nous des noms et Il saura adoucir Son jugement.
Il ne cilla pas quand Ava planta ses yeux dans les siens, les lèvres serrées, le souffle court. Il plongea alors la main sous son manteau. Ava manqua de défaillir quand il en sortit une longue plume argentée.
- La vieille Mag a été plus bavarde que toi pendant son procès. Une plume d’argent à chaque chienne qui passait chez toi. C’est plus qu’il ne Nous en fallait.
Ava sentit la rage lui serrer la gorge. Elle aurait aimé lui cracher au visage, le maudire, l’humilier devant ses propres adeptes. Mais sa bouche était scellée. Des larmes commencèrent à lui rouler sur les joues. “Lui fais pas ce plaisir, bon sang!”
- Nous retrouverons chacune de tes petites putains hérétiques et Nous leur ferons une place à côté de toi sur le bûcher! Emmenez-la!
Les deux Frères passèrent une lourde paire de fers au bras d’Ava et la poussèrent brutalement vers la porte, cognant son front contre le montant au passage. Une coulée de sang ruissella sur son visage.
- Fouillez toutes les maisons et toutes les femmes, ordonna le Purificateur une fois dehors. Trouvez toutes les pécheresses qui cachent une plume d’argent chez elles! La Souillure doit être éliminée!
Saisissant Ava au menton, il observa la plume Ă la lueur naissante du matin et glissa:
- Un si joli présent, ça ne devrait pas être bien difficile à trouver.
Soudain, un cri de stupeur retentit. Tous les Frères regardaient le ciel gris, les yeux écarquillés.
- Monseigneur! Monseigneur! Regardez!
- Qu’est-ce que …
Le Grand Purificateur ne pût réprimer un hoquet de surprise lorsqu’il leva la tête. En silence, telle une neige fraîche, des milliers de plumes d’argent tombaient du ciel et recouvraient le sol d’un manteau étincelant. Ava leva les yeux vers les nuages. Ses larmes se mêlèrent à son sang. Elle sourit.
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